LA MESURE DE L’IMPACT SOCIAL : facteur de transformation du secteur social en Europe
Communication de N. Alix et A. Baudet au CIRIEC International Research Conference on Social Economy Social Economy on the move – October 24-26, 2013 - University of Antwerp.
Nicole Alix, Adrien BAUDET, octobre 2013
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Résumé :
« L’entrepreneuriat social, « nouveau modèle économique », doit pouvoir « se développer dans le marché unique » . L’Union européenne a donc adopté une série de mesures visant à créer un cadre favorable aux entreprises sociales et à leurs partenaires de l’économie sociale et de l’innovation sociale. Pour « démontrer que l’argent investi dans celles-ci est source d’économie et de revenus importants » , la Commission a décidé de « développer une méthode pour mesurer leurs gains socio-économiques » et « leur impact sur la communauté ». La méthode se veut « rigoureuse et systématique », notamment pour guider les Fonds d’investissement pour l’entrepreneuriat social européens et le programme pour le Changement social et l’innovation (SMAII). »
L’idée de l’évaluation de l’impact social n’est pas nouvelle :
depuis au moins 20 ans, les coopératives, mutuelles et associations ont mis au point des outils d’évaluation spécifiques (bilan sociétal, révision coopérative…), pour éclairer les parties prenantes (en premier lieu les membres) sur la réalisation de leurs objectifs ;
des méthodes ont émergé pour démontrer leur utilité sociale, puis leur impact social, leur capacité à traiter les besoins sociaux auxquels elles s’attachent à répondre.
Deux phénomènes sont nouveaux, en revanche.
C’est d’abord la vogue de la « mesure » qui est nouvelle. On peut y voir plusieurs raisons :
bien éclairés en amont par une mesure des impacts, les décideurs éviteraient les errances du capitalisme financier : d’où le concept de l"impact economy » (Hillary Clinton) et de « l’économie positive » (Jacques Attali),
les évaluations «randomisées», « processus «d’expérimentation créative», dans le cadre duquel les décideurs politiques et les chercheurs travaillent ensemble pour réfléchir différemment et tirer les enseignements des réussites et des échecs » seraient un « golden standard » par rapport aux approches macroéconomiques, mises en échec, notamment en économie du développement ;
des Etats appauvris et endettés cherchent un relais de la part des investisseurs privés dans un marché des investissements sociaux. Ils nourrissent l’idée qu’on pourrait répondre à un très grand nombre de problèmes sociaux avec des structures économiquement autonomes sur le modèle que celles que le capitalisme développe via la responsabilité sociale des entreprises (moralisation des pratiques) et en s’attaquant au marché des plus pauvres (stratégie Bottom of the Pyramid) ;
l’échec des pays socialistes et des administrations bureaucratiques légitiment le recours à des méthodes de management d’entreprise pour tenter de mieux résoudre les questions sociales et y étendre le principe de la concurrence ; depuis 20 ans se multiplient les processus d’appels d’offres sur des projets sociaux, censés être ainsi plus précis et plus mesurables que des partenariats de longue durée ;
la récente réglementation bancaire semble conduire les banques européennes à dégonfler leurs bilans et restreindre le crédit, laissant le champ à la finance de marché, pilotée par des gestionnaires d’actifs qui, pour le compte des investisseurs, travaillent avec des outils plus « à distance » que les banques. Dans certains pays membres de l’UE, il n’y a pas ou plus de banques de proximité, mais des groupes multinationaux et des organisations de micro-crédit. .
Deuxième nouveauté : la vogue est désormais aux « entreprises sociales ». Leurs statuts ne se limitant pas aux coopératives, mutuelles, associations ou fondations et leur caractère pouvant être lucratif ou non, le législateur européen est à la recherche de critères d’identification fonctionnels, de mesures de la différence.
Une définition normative de l’entreprise sociale a été apportée dans le Règlement sur les fonds d’entrepreneuriat social européens : une entreprise sociale se définit avant tout par des « effets sociaux positifs et mesurables » en faveur de « personnes vulnérables, marginalisées, défavorisées ou exclues ou selon une méthode de production de biens ou de services qui soit la matérialisation de son objectif social », sous réserve que « les distributions de bénéfices ne compromettent pas son objectif essentiel » et que des comptes soient rendus « notamment par l’association de son personnel, de ses clients et des parties prenantes concernés par ses activités économiques » .
Ledit règlement prévoit que les gestionnaires de fonds mettent en œuvre des procédures pour fournir des informations sur les « effets sociaux positifs » en faveur desquels les entreprises du portefeuille se sont engagées, en matière d’emploi, de qualité du travail, d’’inclusion sociale, de non-discrimination, santé, accès à la protection sociale, aux soins de santé et à l’éducation et sur « les effets sur les systèmes concernés. »
La proposition de règlement sur le Changement Social et l’Innovation Sociale propose, quant à elle, d’« analyser et développer » l’innovation sociale par « la collecte de données sur [sa] faisabilité », « l’élaboration d’outils et de méthodes statistiques et la mise en place d’indicateurs communs » fondés sur des « critères qualitatifs et quantitatifs ». La question de la labellisation des entreprises sociales y est évoquée.
Pour déterminer un « cadre commun » de référence au plan européen, un groupe de travail a été mis en place auprès de la Commission européenne. Il doit rendre ses conclusions fin 2013. Le chantier est stratégique. Le dispositif qui en sortira dessinera le cadre d’action des entreprises sociales pour les 10 à 20 ans à venir, au plan européen et dans les Etats membres et leur définition même.
La mesure de l’impact social est utilisée aussi bien pour qualifier les entreprises sociales que pour attester de leur performance. Elle se centre donc sur les résultats plus que sur les process et les experts de la mesure et de la comptabilité s’intéressent à ce nouveau marché international.
Selon Eve Chiapello, « on substitue des processus assez compliqués de mesures standardisées, et éventuellement auditées, à un contrôle par des connaisseurs » « signe d’une transformation de notre rapport à ces activités…Il faudra faire attention à ce qui risque d’être perdu si ces pratiques finissaient par dominer tout le champ des activités sociales ».
On pourrait donc passer du stade de l’expérimentation à l’inclusion de la mesure de l’impact dans des textes législatifs, européens et nationaux.
L’objet de la présente recherche est d’apporter des éclairages sur les acteurs, leurs objectifs, outils et modes de régulation envisagés afin de répondre aux questions suivantes :
quelle(s) sont la(es) logiques qui sous-tendent la mesure de l’impact des entreprises sociales ? à qui, à quoi va-t-elle servir ?
toutes les entreprises sociales vont-elles être concernées de la même manière ? comment les outils d’évaluation influeront-ils sur leur fonctionnement ?
Dans une première partie, nous présentons la montée en puissance des investisseurs d’impact et de leurs instruments de mesure face à des « entreprises sociales » aux contours assez flous et qui n’ont pas les mêmes attentes.
Dans une deuxième partie, nous donnerons des éléments d’analyse :
sur le marché de ‘l’impact investing’ en cours de constitution,
sur les impacts de la mesure de l’impact comme outil de pilotage des entreprises et comme mode de régulation des politiques sociales.
Article de RECMA