La Caisse solidaire du Nord Pas de Calais (CSNPC)
Une banque dédiée à la création d’entreprises
Elisabeth Bourguinat, janvier 2002
I – MICHEL BAY (27/02/01)
Michel Bay a suivi un parcours classique dans la banque : banque d’affaires, banque de réseau, banque mutualiste, à la fois en exploitation d’agence et en direction des crédits. Christian Tytgat l’avait rencontré alors qu’il travaillait à la Banque centrale des Coopératives et Mutuelles, à l’époque de la création d’Autonomie et Solidarité ; il a repris contact avec lui lorsqu’il a créé la Caisse solidaire ; Michel Bay, qui avait un cabinet de consultant, a commencé à travailler pour la Caisse à tiers temps, en attendant que les activités de la Caisse montent en puissance, et travaille à plein temps depuis l’été 2000.
Compte tenu du petit nombre de personnes travaillant à la Caisse, plusieurs ont deux casquettes différentes : pour sa part, Michel Bay est chargé du fonctionnement interne, ou secrétariat général, et de la direction des crédits (présentation des crédits aux comités, mise en place des prêts, gestion de la vie du prêt et éventuellement du contentieux ou du pré-contentieux).
Le bilan après trois ans
Michel Bay rappelle que lorsque la Caisse a été créée, le chômage était à son plus haut niveau et les chômeurs créateurs d’entreprise avaient réellement du mal à trouver des fonds : l’ADIE existait déjà, mais ne prêtait que 30.000F au maximum ; Autonomie et Solidarité ne proposait que des prises de capital. Il existait donc un vrai besoin.
Aujourd’hui, le chômage a légèrement diminué, et la solution qui consiste à créer son entreprise pour créer son emploi s’impose moins qu’avant : certaines personnes ont à nouveau le choix entre créer une entreprise ou chercher un emploi. Cela a un côté positif, car une partie de ceux qui, aujourd’hui, créent leur entreprise, le font par choix, et non pas contraints et forcés ; mais aussi un côté négatif, car une partie des créateurs d’entreprise seront des gens qui ne trouvent pas d’emploi non pas parce que la conjoncture économique est mauvaise, mais parce que, même dans un contexte d’embellie, ils ont été à nouveau refoulés par le marché du travail. D’un côté, la Caisse risque de recevoir des dossiers de personnes qui sont une véritable vocation entrepreneuriale ; mais il ne faudrait pas qu’elle n’ait affaire qu’à des laissés pour compte de la reprise économique. En revanche, il est vrai qu’un contexte économique plus favorable permettra sans doute, même à des entrepreneurs « modestes », de réussir mieux qu’ils ne l’auraient fait il y a quelques années.
Le problème vient de ce que, compte tenu de l’évolution de ce contexte, l’ensemble des partenaires financiers recommence à s’intéresser à la création d’entreprise : la Banque du Développement des Petites et Moyennes Entreprises, qui est un organisme étatisé, vient par exemple de mettre en place un prêt spécifique pour les créateurs d’entreprise de 8.000 euros, avec des conditions d’accès plus souples que celles de la Caisse solidaire.
Le risque est que les porteurs des meilleurs projets de création d’entreprise soient « écrémés » par les organismes concurrents (d’autant qu’en général ils présentent des projets ambitieux, avec création de 3, 5 ou 10 emplois, qui demandent des financements importants), que des porteurs de projets modestes préfèrent se tourner vers la recherche d’un emploi salarié, et que la Caisse ne reçoive plus que des projets de petite envergure et avec une faible chance de réussite.
La Caisse doit trouver une solution qui lui permette d’assurer sa pérennité sans renoncer à ses objectifs éthiques et sans se trouver en concurrence frontale avec les banques classiques, puisque l’objectif n’est évidemment pas de créer une banque classique de plus.
L’une des solutions envisagées consisterait à adopter une « politique par tiers » : un tiers des ressources serait affecté aux chômeurs créateurs d’entreprise, porteurs de petits projets, qui sont la clientèle de base de la Caisse ; un tiers serait consacré à des entreprises plus importantes, en développement, respectant un certain nombre de valeurs éthiques mais présentant moins de risques sur le plan économique, et peut-être avec une attention particulière portée à certaines filières, comme celles du bio ou celle du bois ; le troisième tiers serait investi dans le secteur associatif non plus seulement à travers le crédit relais, mais aussi pour permettre la création de nouvelles activités et d’emplois ou encore conforter les fonds de roulement.
S’agit-il de « tiers » en nombre de dossiers ou en montant des prêts ?
Du point de vue du risque économique, il n’y a aucune raison de penser que les associations soient plus fragiles que des entreprises ; on peut même considérer que les entreprises et les associations qui se recommandent de l’économie solidaire et s’imposent par conséquent des valeurs solidaires ont globalement un plus grand respect de leurs engagements et de leurs responsabilités. Un article des Echos a même fait état du fait que les fonds mutualistes américains majorent de 20% la valeur des entreprises dites « socialement responsables » par rapport aux autres.
La diversification des activités de prêt de la Caisse permettrait ainsi de mieux compenser les risques de pertes sur la création d’entreprise. A noter que la sélection des dossiers de création se ferait toujours de la même façon et selon les mêmes critères : c’est ce « tiers »-là qui déterminerait le volume des prêts accordés aux deux autres tiers, et non l’inverse. D’ailleurs les entreprises en développement pourraient trouver des crédits ailleurs qu’à la Caisse, et cela sera de plus en plus vrai également des associations : leur financement ne peut donc être un but en soi pour la Caisse ; il n’a d’autre fonction que de permettre d’équilibrer ses comptes et de pérenniser son existence.
Qu’arriverait-il si le nombre de dossiers de créateurs chutait ? La Caisse devrait alors se retourner vers ses épargnants et ses actionnaires pour leur demander leur avis sur une éventuelle réorientation de son action, pour aller vers d’autres besoins de financement insatisfaits. Différentes réorientations seraient certainement possibles ; la demande des partenaires de la Caisse porte sur un résultat (la création d’emplois dans la région Nord-Pas-de-Calais) et non sur un moyen (l’aide à la création d’entreprise par des chômeurs).
Pour ne pas faire une concurrence frontale aux banques classiques, la Caisse pourrait se spécialiser dans un certain nombre de filières alternatives et solidaires, pour peu qu’elles soient effectivement créatrices d’emplois.
L’un des épargnants interrogés, qui est commerçant, a émis le souhait que la Caisse puisse aussi soutenir des entreprises en difficulté pour les aider à maintenir les emplois, mais Michel Bay estime que ce n’est pas son rôle : normalement, les entreprises peuvent compter sur les banques classiques en cas de difficulté ponctuelle (mévente, travaux extérieur qui font baisser le chiffre d’affaires, accident personnel…) ; en principe, les banquiers réagissent favorablement à ce type de parcours car ils connaissent bien leur client. Ils ne refusent leur soutien que s’il s’agit d’un problème structurel ou encore lorsqu’il est très difficile d’identifier les causes du problème et donc de trouver les solutions ; mais pourquoi, dans ce cas, la Caisse devrait-elle apporter son soutien ?
La Caisse peut parfaitement envisager de financer la réorientation d’une activité, mais elle doit le faire en partenariat avec le banquier de l’entreprise, pour que ce dernier n’en profite pas pour se rembourser… En tout cas, cela ne peut pas constituer une orientation stratégique pour la Caisse. Vis-à-vis des épargnants, il est plus facile d’avoir une action volontariste en faveur des créateurs d’entreprise, des associations en développement ayant des valeurs éthiques, ou des associations ; il est tout à fait envisageable également d’offrir une nouvelle tranche de financement aux jeunes entreprises qui ont été créées avec l’aide de la Caisse, jusqu’à ce qu’elles parviennent à une complète maturité et qu’elles aient totalement accès au financement par les banques classiques.
Au total, on peut considérer que la Caisse a répondu à ses objectifs, continue d’y répondre, et devra malheureusement sans doute y répondre encore un certain temps avant que le chômage se soit réellement résorbé.
Les perspectives
Certains partenaires de la Caisse estiment que celle-ci remplit en fait une mission de service public et devrait à ce titre être subventionnée : chaque fois qu’un chômeur retrouve du travail, l’Etat fait des économies.
D’autres considèrent qu’il n’y a aucune raison qu’un organisme privé reçoive durablement des subventions (quelques subventions d’équilibre ont été accordées à la Caisse dans les débuts).
Un autre point de divergence porte sur les rapports entre la Caisse solidaire et le système bancaire classique : pour certains, la Caisse ne doit servir que de banque de transition, et dès que c’est possible, les entreprises doivent être encouragées à se tourner vers les banques classiques. La tendance actuelle est à la concentration des établissements bancaires ; créer un établissement parallèle ne se justifie que s’il a une fonction d’accompagnement vers le système classique.
D’autres estiment qu’il faut au contraire chercher à conserver les bons clients : la Caisse les a aidés dans des passes difficiles ; pourquoi ne seraient-ils pas solidaires une fois leur affaire créée ? Certains pensent même qu’il devrait être possible de leur demander un taux plus élevé…
Pour Michel Bay, il faut à la fois aider les exclus à accéder à une bancarisation normale ; en même temps, s’il existe parmi les gens qui sont déjà bancarisés normalement des personnes qui souhaitent se montrer solidaires, pourquoi ne pas les accueillir à la Caisse ? Les entreprises à maturité qui seraient sorties du premier « tiers » entreraient dans le second, celui des entreprises solidaires en développement.
En allant plus loin encore, on pourrait considérer que le véritable objectif de la Caisse est de montrer la voie aux banques classiques et de les pousser à « abaisser le curseur » dans leurs critères d’attribution des financements ; à terme, la Caisse ne doit-elle pas travailler à sa propre disparition ? Michel Bay pense qu’il se sera temps de couler le navire que lorsqu’on aura fait la démonstration qu’il n’y a plus de chômeurs ou que tous les chômeurs qui souhaitent entreprendre trouvent les financements dont ils ont besoin, ce qui n’est pas pour demain.
Si certaines banques classiques entrent dans le capital de la Caisse, comme il semble que ce sera bientôt le cas, ce n’est pas parce qu’elles envisagent de mener la même politique que la Caisse pour leur propre compte, mais plutôt au contraire parce qu’elles comptent sur la Caisse pour faire le travail dont elles-mêmes ne veulent ou ne peuvent pas se charger.
Le prêt bancaire classique et le prêt bancaire solidaire relèvent en effet de deux métiers distincts. Pour exercer le premier, il faut étudier les cinq dernières années de fonctionnement de l’entreprise, analyser sa situation financière, en tirer des prévisions pour l’avenir et prendre une décision en conséquence. La situation des clients qui n’ont pas de passé ou qui ont un passé difficile doivent faire l’objet d’une analyse particulière : un directeur d’agence bancaire peut généralement accorder un escompte d’un million de francs à n’importe quel client – sauf s’il s’agit d’une création d’entreprise, cas dans lequel il doit nécessairement en référer au siège.
Les directions des banques classiques ne souhaitent pas former leurs personnels à ce type d’analyse et leur confier ces décisions, de peur que cela introduise des confusions et des distorsions ; elles préfèrent s’adresser à des organismes spécialisés, vers qui elles puissent renvoyer ce type de clientèle.
Une autre piste pour l’évolution de la Caisse est son éventuel changement d’échelle : Michel Bay considère que sa dimension actuelle, régionale, est trop importante pour une véritable épargne de proximité, et trop faible pour une reconnaissance nationale. Par ailleurs, si l’on veut passer du statut actuel d’établissement de crédit à celui de banque de plein exercice, il lui semble indispensable d’atteindre une envergure nationale. Cela pourrait prendre des formes diverses : confédération de caisses solidaires régionales, établissement unique avec des délégués par région, prenant leurs propres décisions, établissement unique avec des agences…
L’idée serait d’accompagner le développement actuel de l’économie solidaire : de même que le Crédit coopératif a accompagné le développement de l’économie sociale, la future Banque solidaire financerait le développement du marché de l’économie solidaire, au niveau national puis européen.
Economie sociale et économie solidaire
Quelle est la différence entre les deux ? Michel Bay prend un exemple pour l’illustrer. Supposons qu’existe dans un quartier le besoin d’une nouvelle crèche. Face à ce type de situation, les partisans de l’économie solidaire vont réunir les parents pour voir s’ils peuvent, par leurs propres moyens, créer cet équipement manquant ; les partisans de l’économie sociale auraient plutôt cherché à s’unir pour faire pression sur les décideurs et obtenir ce qu’ils veulent.
Le rôle du comité d’éthique
L’une des originalités de la Caisse est de disposer d’un comité d’éthique ; celui-ci est un conseil élu par l’Assemblée Générale : il est donc à rang égal avec le Conseil d’Administration, et à la limite pourrait s’opposer à ce dernier. Il doit se saisir de tout ce qui lui semble poser problème dans le fonctionnement de la Caisse du point de vue éthique ; si par exemple la Caisse, ayant adopté la règle des trois tiers, ne la respectait pas et ne financerait que des projets offrant une certaine sécurité, il dispose d’un pouvoir qui lui permettrait de saisir l’Assemblée générale sur cette question.
II – ANDRE COLIN (27/02/01)
A. Colin est le gérant d’Extra-Muros, une coopérative de conseil en conduite de projet créée en 1992 à partir d’un quinzaine de structures de l’économie solidaires comme le GIEP ou Autonomie et Solidarité ; le nom de cette société évoque l’ambition de dépasser les cloisonnements économiques, sociaux, environnementaux, qui freinent l’innovation.
Statut et activité
La structure juridique d’Extra-Muros est originale : elle se compose à la fois d’une SCOP et d’une association, « Entreprendre solidaire », qui a pour objet de porter les parts de quinze actionnaires extérieurs à la SCOP. L’association tient sa propre assemblée générale, et dispose d’une voix au sein de l’AG de la SCOP ; de plus, toutes les questions qui ont été débattues pendant l’AG de l’association sont systématiquement abordées à nouveau dans l’AG de la SCOP. C’est une façon d’ancrer la SCOP dans une dynamique territoriale, et de mettre en œuvre le « décloisonnement » pour lequel Extra-Muros milite.
Extra-Muros compte dix salariés (huit consultants, une secrétaire et une chargée de mission, tous coopérateurs) et sept intervenants extérieurs plus techniques (un juriste, un architecte…). Elle travaille dans deux champs différents : le conseil aux collectivités territoriales sur des politiques de développement durable (Chartes d’écologie urbaine, Agendas 21…) ; l’aide à la création d’entreprises, avec d’un côté l’accompagnement de création de petites entreprises, essentiellement auprès de femmes issues de l’immigration et dont les projets relèvent d’une dynamique inter-culturelle (60 porteurs de projets par an) ; de l’autre, l’accompagnement de projets dans les métiers de l’environnement (gestion des déchets et énergies nouvelles). L’intérêt d’associer le conseil en développement durable avec l’accompagnement de porteurs de projets est d’avoir une vision beaucoup plus concrète et proche du terrain.
Le chiffre d’affaires d’Extra-Muros est de 3,5 MF (chiffre 2000) ; l’entreprise n’est pas subventionnée ; elle vend des prestations de service et signe des conventions avec la région, le département, la Ville de Lille, la Ville de Roubaix, l’association Droit des Femmes, le FSE [signification ?].
L’étude d’opportunité sur la Caisse solidaire
Extra-Muros est intervenue au tout début de l’histoire de la Caisse solidaire, en 1994, pour mener une étude d’opportunité [ou de faisabilité technique, dixit Christian ?]. L’objectif était de faire la démonstration qu’il existait un gisement d’épargne éthique, en se fondant sur l’existence des deux mille actionnaires d’Autonomie et Solidarité, mais aussi, par exemple, sur certaines expériences américaines. Il fallait également apporter la preuve qu’il existait des porteurs de projets qui n’avaient pas accès aux banques classiques ; pour cela, Extra-Muros avait suivi un certain nombre de porteurs de projet, comme ce jeune agriculteur qui voulait produire du foie gras et n’avait pas réussi à faire passer son projet, pourtant très solide, auprès du Crédit agricole. Le troisième élément consistait à démontrer que recueillir l’épargne solidaire et accorder des crédits solidaires était un métier différent de celui du banquier classique.
Un exemple de prêt de la Caisse à une société en développement
En [quelle année ?], Extra-Muros a bénéficié d’un prêt de la Caisse solidaire destiné à financer son besoin en fonds de roulement, qui s’élevait à 1 MF, à cause des délais de paiement considérables imposés par les administrations, et pour lequel l’apport du Crédit coopératif n’était pas suffisant ; quant aux banques classiques, elles étaient réticentes à prêter de l’argent à une société qui, au départ au moins, disposait d’un faible capital. Le prêt de la Caisse solidaire s’est élevé à 200.000 F et a permis de couvrir en partie ce besoin en fonds de roulement, mais a aussi produit un effet de levier auprès des banques classiques.
Les filières : l’exemple des déchets
Interrogé sur la perspective, pour la Caisse solidaire, d’une stratégie de développement par filière, A. Colin cite l’exemple de la filière du traitement des déchets. Actuellement, pour l’essentiel, le traitement des déchets est assuré par deux grand groupes privés, Vivendi et la Lyonnaise des Eaux, qui répondent aux appels d’offre des collectivités locales.
Comme ces dernières ont tendance à se décharger du dossier sur ces deux groupes, ces derniers se contentent de mettre en place des solutions techniques de masse, d’autant que le critère essentiel sur lequel ils sont évalués est le tonnage annuel des camions qui transportent les déchets vers l’incinérateur ou vers la décharge.
Si les collectivités locales se préoccupaient d’améliorer la valorisation des déchets, elles pourraient imposer des taux de valorisation plus importants, par exemple en favorisant le réemploi avant le recyclage, et celui-ci avant l’incinérateur ou la décharge publique, ce qui imposerait des solutions beaucoup moins massifiantes que celles des grands groupes privés actuellement, et ouvrirait des perspectives immenses pour l’économie solidaire.
Si de son côté, la Caisse solidaire, au lieu de financer ponctuellement des dizaines de petits projets disparates, raisonnait en termes de filière, elle pourrait, dans le cadre de cette filière du traitement des déchets, faire des propositions de création d’entreprise à des personnes qui souhaitent entreprendre mais n’ont pas de projet bien arrêté. A. Colin estime qu’une vraie politique de valorisation des déchets, fondée notamment sur une politique de réemploi, pourrait permettre la création d’un millier d’emplois sur le territoire. Pour cela, il faut retrouver une dynamique de partenariat avec les différents acteurs du territoire.
Economie solidaire et « mixité » des objectifs de l’entreprise
Selon A. Colin, l’économie solidaire plonge ses racines dans l’associationnisme du 19ème siècle : l’idée qu’à côté des gens qui entreprennent pour rentabiliser des capitaux qu’ils mettent en commun, existent des gens qui entreprennent pour d’autres raisons, pour la collectivité, pour la communauté. L’Etat a peu à peu réglementé ce type de démarches, et les a progressivement réparties en trois catégories : les coopératives, les associations, les mutuelles ; dans d’autres pays il existe une diversité plus grande, par exemple avec les fondations. En France, ce cloisonnement en trois grands secteurs s’est stabilisé et même sclérosé : les politiques publiques ne reconnaissent que les organisations qui relèvent de l’un ou l’autre statut et en tout cas n’acceptent de travailler qu’avec elles.
Le but de l’économie solidaire est de restaurer la « mixité » des objectifs de l’organisation : les projets qu’elle privilégie n’ont pas pour seul objectif la réinsertion, par exemple, mais aussi le développement économique ; ils n’adoptent pas nécessairement un statut juridique donné d’avance, mais inventent des statuts plus complexes et plus évolutifs que les statuts classiques.
Par exemple, il est possible de créer une association dont les statuts prévoient qu’au bout de cinq ans elle se dissoudra pour se transformer en coopérative ; cela lui permettra, par exemple, d’embaucher des emplois-jeunes ou des emplois-verts jusqu’au moment où, l’activité étant devenue de plus en plus marchande et rentable, il sera temps de transformer la structure en société commerciale ou en coopérative, tout en conservant les mêmes finalités. Dans l’intervalle, il n’y a pas de raison que cette structure ne soit pas subventionnée par l’Etat, si, par exemple, elle fait de l’insertion, mais il est clair que ce n’est pas l’insertion qui lui permettra d’équilibrer son activité et de devenir pérenne.
Inversement, lorsque Extra-Muros a accompagné le projet de création de l’entreprise SELVA, tournée vers la gestion des déchets de la filière bois, qui nécessitait 17 MF d’investissement, il était évident qu’aucun organisme de l’économie sociale ne pouvait s’engager sur un coût aussi élevé ; un contrat a donc été signé avec la Générale des Eaux et la Lyonnaise des Eaux, qui ont apporté leur garantie pour que cette entreprise puisse voir le jour. Mais même si cette entreprise a adopté le statut de société anonyme, il s’agit bien d’une entreprise solidaire, qui a par exemple embauché 23 personnes issues du chômage, et dans laquelle Autonomie et Solidarité a d’ailleurs pris des parts de capital.
Depuis 20 ans, de très nombreuses structures venant soit de l’économie sociale, soit de l’économie classique, ont entrepris « autrement », avec des formes nouvelles de coopération, pour répondre à des besoins nouveaux, et en faisant la démonstration que si la rentabilité du capital n’était pas forcément le critère qui surdéterminait tout le reste, il existait aussi des voies pour rendre viables économiquement des entreprises à finalité sociale – ou, comme disent les Québecquois, pour les rendre « viables économique, rentables socialement ».
Selon A. Colin, il n’y a plus que les ultra-libéraux pour penser que tout est marchand ; de son côté, l’économie administrée a abouti à un échec spectaculaire. Il faut donc trouver une « troisième voie » intermédiaire.
A. Colin cite à cet égard le cas du restaurant de la Ville de Lille, qui emploie un nombre considérable de salariés : est-ce vraiment le métier d’une collectivité que de gérer un restaurant ? On pourrait imaginer que cette activité soit confiée à une entreprise de l’économie solidaire, sur laquelle pourraient se greffer de nombreuses activités nouvelles, qu’on ne trouvera jamais dans un restaurant municipal.
La nécessité de cette « troisième voie », dans laquelle s’inscrit l’économie solidaire, est particulièrement évidente dans le monde culturel : si une organisation à but culturel est entièrement dépendante des politiques publiques, elle devient une institution et elle meurt ; il faut trouver un juste milieu pour qu’elle reste totalement indépendante tout en étant conventionnée et en pouvant contractualiser avec les instances publiques.
Et la Caisse solidaire ?
Il en est de même pour la Caisse solidaire, qui ne doit pas se contenter d’être la version sociale de la banque, c’est-à-dire de prendre en charge la création d’entreprises par les exclus du secteur bancaire, mais doit aussi proposer de vraies alternatives de développement en retrouvant la complexité et la mixité fondamentale de l’acte d’entreprendre ; sans quoi, elle restera « un truc social ».
Par ailleurs, il ne s’agit pas de créer un nouveau secteur bancaire, mais de faire la démonstration qu’il est possible d’entreprendre autrement, pour que cette idée se généralise dans les milieux bancaires et dans les politiques publiques.
Selon A. Colin, la réalisation de l’étude d’opportunité de création de la Caisse, qui avait mobilisé des acteurs très divers du territoire (la Caisse des Dépôts, le Conseil régional, l’Union générale des Banques, le Crédit coopératif, la Caisse d’épargne, le Crédit municipal…) constituait un véritable projet partenarial et de « croisement des logiques » ; malheureusement, cette dynamique s’est un peu perdue par la suite.
Le risque est que l’outil mis en place par la Caisse solidaire devienne peu à peu un outil financier comme un autre. En 1974, lorsqu’a été créée la région Nord-Pas-de-Calais, celle-ci a créé un fond régional de garantie, avec le projet d’aider les PME qui avaient des difficultés à accéder aux réseaux bancaires habituels ; mais peu à peu les responsables de cette structure ont retrouvé les « fondamentaux » du métier de banquier. C’est en maintenant une dynamique de décloisonnement, de croisement de logiques, qui replace l’outil financier dans le cadre d’une politique plus générale, qu’on peut parvenir à éviter ce genre de dérives.
Comment organiser les partenariats ?
Pour organiser ces partenariat, il existe plusieurs voies. La voie « sociale », selon A. Colin, s’illustre par exemple dans les politiques publiques d’insertion : on met tout le monde autour d’une table, entreprises et collectivités locales, et on élabore un beau projet commun, par exemple sur l’insertion des personnes handicapés, en veillant surtout à ce qu’il ne soit question ni d’argent ni d’intérêts immédiats. Mais en réalité cela ne fonctionne jamais, ou seulement grâce à l’acharnement admirable de quelques personnes : à la longue, les chefs d’entreprise ne viennent plus, parce qu’ils doivent songer à leur chiffre d’affaire, et que toutes ces réunions leur font perdre du temps.
Ce qu’A. Colin appelle le « croisement de logiques » est tout autre : il faut prendre en compte le fait qu’une entreprise a besoin de gagner de l’argent ; qu’un élu a besoin de pouvoir présenter un bon bilan aux électeurs de son territoire à la fin de son mandat ; mais aussi que beaucoup de banques de l’économie sociale ont actuellement besoin de se repositionner dans le paysage bancaire européen, et notamment de faire la différence avec le secteur bancaire classique. C’est en prenant en compte les « logiques lourdes » des différents acteurs qu’on peut faire avancer des projets complexes.
III – JACQUES FINE (06/03/01)
Jacques Fine est ingénieur polytechnicien ; après avoir été militaire, il a travaillé pendant quelques années dans un grand groupe industriel puis est allé s’embaucher comme simple ouvrier dans une fabrique d’emballages, où il a passé 23 ans en gravissant différents échelon et en devenant délégué du personnel ; il a finalement créé une filiale fabriquant des mousses en plastique qui employait 80 personnes quand il l’a quittée. Alors qu’il cherchait une autre entreprise a reprendre, il a été recruté par un organisme chargé d’analyser des dossiers de PME pour l’attribution de subventions du Ministère de l’Industrie. Il a terminé sa carrière comme responsable du pôle de conversion de la DATAR pour la région de Valenciennes.
Le comité d’éthique
Le jour où il a pris sa retraite, à 65 ans, il s’est mis à la disposition de Christian Tytgat, qu’il avait rencontré à l’époque où il préparait la création de la Caisse solidaire ; il a accepté de présenter sa candidature au comité d’éthique, qui comprend 15 personnalités, et en est devenu président.
La Caisse comprend en effet trois conseils, le Conseil d’Administration, le Comité d’engagement, le Comité d’éthique. Ce dernier a pour mission le contrôle du respect des objectifs de solidarité et de création d’emplois de la Caisse.
[Peut-on avoir des précisions sur la façon concrète dont le Comité d’éthique pourrait peser sur les décisions s’il y avait conflit entre lui et le Conseil d’Administration ? Est-ce déjà arrivé ?]
Le Comité intervient dans le contrôle général du développement de la Caisse et de ses stratégies ; mais aussi dans la sélection des entreprises en développement qui bénéficient d’un prêt. Il n’intervient pas, en revanche, pour les créations d’entreprise, auxquelles aucun critère « éthique » n’est imposé (même s’il a été consulté dans deux cas pour des entreprises dont l’objet paraissait douteux). Il n’y a cependant, en principe, aucune restriction sur le type de produit ou de service que propose l’entreprise, contrairement à ce que prévoient les fonds éthiques américains, par exemple.
Quelques précautions s’imposent cependant : si un porteur de projet a subi un interdit bancaire, il peut néanmoins recevoir un prêt s’il a eu un comportement correct ; il faut s’assurer que le porteur de projet ne projette pas de s’emparer de la clientèle de son ancien patron ; qu’il ne s’agit pas d’un « chasseur de prime » ; qu’il ne va pas s’installer à un endroit où il y a déjà beaucoup de concurrence et où il sera tenté d’utiliser le prêt de la Caisse pour se faire une clientèle en baissant les prix ; l’obligation pour l’emprunteur de trouver dans son entourage des personnes qui apportent leur caution apporte une garantie intéressante.
La grille éthique de la Caisse
Les prêts à des entreprises existantes ne se font pas sans une visite préalable de l’un des membres du Comité d’éthique, qui rencontre le chef d’entreprise, visite les lieux, et rencontre si possible d’autres personnes.
La grille éthique lui sert d’aide-mémoire ; il ne la remplit pas sous les yeux de ses interlocuteurs, mais à son retour chez lui, en cochant les cases « négatif » ou « positif » (trois cases + et – par item) ; dans certains cas, il ne coche ni les unes ni les autres ; il calcule le total des points en comptant un point de plus ou de moins selon les cases, fait quelques commentaires, et donne son avis final, « favorable », « très favorable », ou « ne concerne pas la Caisse », si l’entreprise en question, sans être forcément scandaleuse sur le plan de l’éthique, n’a pas de raison particulière de compter dans la clientèle de la Caisse parce qu’elle ne se rattache pas vraiment à l’économie solidaire.
Sur une quarantaine d’entreprises visitées, environ 7 ou 8 dossiers ont reçu ce dernier avis ; 7 ou 8 ont reçu l’avis « très favorable », et le reste a reçu l’avis « favorable ».
Dans les débuts, les visites se faisaient à deux, ce qui paraissait plus « sain », mais il est de plus en plus difficile de mobiliser deux personnes à chaque fois.
Parfois, les membres du comité d’éthique se font mal recevoir : « Je vous ai envoyé tous les documents concernant l’entreprise ; que voulez-vous encore ? ». Dans ce cas, la réponse consiste à dire que l’argent dont ils vont bénéficier a été prêté à un taux compris entre 0 et 2% par des personnes qui ont consenti à cet effort à condition que « la Caisse finance exclusivement des projets respectueux de l’homme et préservant l’environnement », et que cela correspond également à l’attente des actionnaires, qu’il faut satisfaire.
La grille comprend 8 items.
a) Porteur du projet
Selon Jacques Fine, la réussite de l’entreprise repose à 50% sur le patron ; c’est donc important de savoir « ce qu’il vaut », quel est son comportement, quelle est sa qualité humaine. Cela se juge essentiellement « au flair » : il ne suffit pas qu’un patron vous dise que dans son entreprise, « il met l’homme au centre » pour que ce soit le cas. L’entretien avec le responsable d’entreprise est suivi de la visite de l’entreprise, qui permet de recueillir des informations complémentaires, et chaque fois que possible d’un déjeuner, qui permet également de mieux le connaître (comment s’entend-il avec sa femme, que font ses enfants, quels sont ses loisirs…). Si un patron s’occupe d’un club de judo pendant le week-end, c’est par exemple un point très positif. S’il a connu un incident de parcours, comme un dépôt de bilan, ce n’est pas forcément positif : il a acquis une expérience.
b) Emplois créés
(Bilan de la progression de la création d’emplois, puisque la Caisse est destiné à cela.)
c) Embauche d’exclus
Sont considérés comme exclus : les jeunes en premier emploi et sans qualification, les chômeurs de longue durée et les personnes handicapées. L’embauche d’handicapés est en principe une obligation, mais certaines entreprises préfèrent payer une cotisation ; le choix n’est pas indifférent.
Certaines ont vraiment le souci d’embaucher des exclus. Par exemple, une entreprise s’est rendu compte que sur un certain type de tâche, elle pouvait employer des illettrés ; mais comment les recruter ? Elle a diffusé auprès des services sociaux l’information selon laquelle, tous les mardis de telle à telle heure, elle recevait tous ceux qui se présentaient, pour un entretien qui se déroulait uniquement par oral. Bien entendu, il faut ensuite également vérifier que l’entreprise n’en profite pas pour sous-payer ces salariés.
d) Citoyenneté interne
J. Fine n’a pas de critère précis d’évaluation, mais il demande au chef d’entreprise comment il s’y prend dans tel et tel domaine (embauche, mise en place des 35h, horaires, niveaux de salaire, transparence de la gestion…) et se fait un avis à partir de ce qui lui est dit, en vérifiant ce qui peut l’être.
Quand c’est possible, il cherche à rencontrer le délégué du personnel et demande par exemple qui participe aux réunions de délégués du personnel, le patron, ou un directeur ; quels sujets y sont abordés ; s’il y a beaucoup d’accidents du travail ; quel est le turn-over ; etc.
e) Zone en difficulté
Le principe des « zones franches » est souvent très hypocrite : les entreprises implantées dans des zones difficiles reçoivent une subvention en échange du fait d’embaucher un certain pourcentage de personnes résidant dans cette zone ; mais il suffit qu’elles embauchent au hasard des personnes qui ne feront pas l’affaire et partiront d’elle-même au bout de quelques jours pour obtenir leur quota… J. Fine est cependant obligé de tenir compte de ce critère, puisqu’il correspond à un objectif de la caisse, l’aide aux zones en difficulté.
f) Protection du patrimoine et de la nature
J. Fine range dans cette rubrique la transmission des savoir-faire artisans, qui passent notamment par l’accueil de stagiaires et la préparation de la transmission de l’entreprise à un successeur.
Sont valorisées les entreprises qui travaillent dans le secteur de l’environnement, mais aussi celles qui traitent convenablement leurs déchets ; J. Fine demande régulièrement à voir les poubelles, et pose des questions sur l’enlèvement des ordures, les économies de matière et d’énergie, etc. Ici encore, il n’y a pas de critère précis, seulement une « impression » sur le comportement de l’entreprise.
g) Contribution à la vie de la cité et à l’apprentissage
Il peut s’agir d’accueil de stagiaires, de partenariat avec des écoles, avec le monde associatif ; certaines entreprises se préoccupent d’essaimage, du développement de leurs sous-traitants, etc. Il s’agit de voir si l’entreprise est refermée sur elle-même ou si elle a un certain rayonnement.
h) Vocation culturelle
Un des membres du comité d’éthique a insisté pour faire figurer le mécénat d’entreprise dans les points positifs ; mais J. Fine s’en méfie un peu. En revanche, il valorise fortement les entreprises à vocation culturelle.
Les critères manquants
La grille ne dit rien sur la corruption : par définition, la corruption est ce qui ne se voit pas…
Elle ne dit rien non plus sur le statut juridique de l’entreprise (SA , SARL, SCOP, entreprise unipersonnelle…) : certaines SCOP peuvent avoir un comportement déplorable sur le plan éthique, et des SA un comportement excellent.
Un élément souvent difficile à obtenir est l’échelle des salaires : il est facile de connaître les salaires de la majorité des salariés, mais pas forcément celui du patron ou des cadres. Même dans une entreprise de dix personnes, il peut arriver que le patron s’accorde 800.000 F/an alors que les autres membres de l’entreprise sont payés au SMIC. Une échelle acceptable, pour J. Fine, est un rapport de 1 à 4 ou 5.
Enfin, au dos de son questionnaire, J. Fine note une série d’éléments destinés à servir d’aide-mémoire pour une visite ultérieure, idéalement deux ou trois ans plus tard : les failles repérées ont-elles été corrigées ? L’orientation positive a-t-elle été maintenue ? Il n’a pas encore eu l’occasion de procéder à des « deuxièmes visites ».
Soutenir les associations
Jacques Fine pense que la Caisse devrait s’intéresser beaucoup plus aux associations, qui sont créatrices de très nombreux emplois. Il existe deux catégories d’associations, celles qui relèvent du bénévolat pur, et les associations de « travailleurs sociaux », dans lesquelles les professionnels ont tendance à évincer rapidement tous les bénévoles et à se « fonctionnariser ». Bien sûr, il ne faut pas idéaliser les bénévoles, dont certains, à travers leur activité associative, règlent leurs problèmes personnels ; mais les meilleures associations sont celles qui parviennent à mêler les bénévoles et les professionnels, et il faudrait encourager fortement leur développement.
IV – JACQUES DECOOL (06/03/01)
Jacques Decool, ingénieur, a terminé sa carrière professionnelle comme chef de l’entreprise d’épuration des eaux de ruissellement qu’il a créée après s’être trouvé au chômage. Il a rencontré Christian Tytgat dans le cadre du GIEP et a fait partie du premier directoire d’Autonomie et Solidarité, de 1990 à 1994. En 1998, il est devenu président du conseil de surveillance d’Autonomie et Solidarité lorsque C. Tytgat a pris la direction de la Caisse solidaire.
Les rapports entre les deux organismes
Autonomie et Solidarité, qui est une société anonyme coopérative, entretient avec la Caisse solidaire des rapports institutionnels (15% de son capital, soit 1,5MF, est investi dans la Caisse) mais aussi des rapports fonctionnels, car plusieurs responsables d’Autonomie et Solidarité font également partie de l’organigramme de la Caisse.
Les deux organismes peuvent dans certains cas intervenir conjointement auprès d’une même entreprise, Autonomie et Solidarité pour financer ses fonds propres, la Caisse solidaire pour le financement courant, les investissements, le fonds de roulement, etc. Autonomie et solidarité, en tant que société d’investissement, ne peut s’adresser qu’à des sociétés de capitaux (SARL ou SA), alors que la Caisse a un public plus large.
Quelles entreprises, quels emplois, quelle économie
Aujourd’hui, Autonomie et Solidarité évolue dans le sens d’une plus grande exigence sur la nature des entreprises créées (s’agit-il vraiment d’entreprises solidaires ?) et sur la nature des emplois proposés par ces entreprises. Au départ, la question ne se posait pas tellement : un chômeur était un chômeur. Aujourd’hui, le fossé se creuse entre ceux qui ont une qualification professionnelle et sont seulement à la recherche d’un emploi, et les véritables exclus du travail, qui sont des « handicapés » physiques, professionnels ou sociaux. La nouvelle orientation consisterait à soutenir non plus des créations d’entreprise, mais le développement d’entreprises qui sont a priori créatrices d’emplois, et d’emplois réservés au moins en partie à ce type d’exclus.
De façon générale, les actionnaires d’Autonomie et Solidarité expriment en assemblée générale le souhait d’un plus grand engagement en faveur du développement de l’économie solidaire, c’est-à-dire d’une économie qui soit au service de l’homme.
En bref, les trois questions qui se posent actuellement sont : « quels emplois ? pour quelles entreprises ? dans quelle économie ? ». Bien entendu, on ne peut pas attendre d’avoir trouvé les réponses à ces questions : il faut continuer à avancer, et faire le chemin en marchant. Mais Autonomie et Solidarité devra se poser ces questions périodiquement, et rectifier ses orientations le cas échéant.
De nouvelles méthodes d’évaluation
Le problème est de savoir comment cette préoccupation peut s’exprimer au sein du conseil de surveillance, qui représente les actionnaires mais ne peut pas intervenir dans la gestion courante de l’entreprise : il peut seulement influer sur la composition des membres du directoire, et en principe, il ne se fonde pour cela que sur les indicateurs du résultat de l’entreprise. Il faudrait élaborer d’autres indicateurs, portant sur les métiers concernés par les emplois créés, sur le fonctionnement des entreprises financées, sur la solidarité mise en œuvre à l’intérieur de ses entreprises, etc. C’est l’ensemble du mouvement de la finance solidaire, incluant les Cigales ou encore Garrigue, qui doivent mettre au point de méthodes d’évaluation ne reposant pas seulement sur les résultats financiers et le nombre d’emplois créés.
La Caisse solidaire est précurseur en la matière, avec la grille d’évaluation que met en œuvre son comité d’éthique, et qui pourrait être reprise et adaptée par Autonomie et Solidarité.
Faut-il se contenter de prendre en compte l’objet de l’entreprise créée ? Les entreprises solidaires offrent souvent des services sociaux ou de proximité, des services de protection de l’environnement, de développement durable, de commerce équitable… On voit mal une entreprise solidaire fabriquer des canons ; en revanche, elle peut être sous-traitant pour une usine qui fabrique des canons, à condition de fonctionner de manière très solidaire, en employant des exclus, par exemple. Qu’Autonomie et Solidarité investisse dans une société de 3.000 personnes qui fabriquerait des mines antipersonnel poserait problème ; mais en général, les entreprises dans lesquelles elle investit emploient au maximum une dizaine de personnes, et c’est plus dans leur fonctionnement que dans leur production qu’on peut juger de leur valeur éthique.
Inversement, une entreprise qui vend des produits biologiques mais qui exploite son personnel et le traite mal peut-elle être considérée comme solidaire ? Trop souvent, les fonds éthiques américains se contentent de prendre pour critère la production de l’entreprise, qui est un indicateur trop simpliste.
De même, la taille de l’entreprise n’est pas un critère suffisant : certaines grandes entreprises mettent réellement l’homme au centre dans leur fonctionnement quotidien, alors que des petites entreprises qui se disent solidaires fonctionnent comme des dictatures par rapport à leurs salariés. Juger une entreprise exige une grande vigilance sur toutes ces questions.
L’aide qu’apporte Autonomie et Solidarité aux entreprises comprend deux phases : l’aide à la création et l’accompagnement. Ce type d’exigences éthiques peuvent être formulées lors de la création de l’entreprise et inclues dans ses engagements ; ensuite, l’accompagnement permet de vérifier si ces exigences sont respectées, et d’aider l’entreprise à rectifier le tir si nécessaire. Autonomie et Solidarité compte 2.000 actionnaires, appelés aussi « actionneurs », dont un certain nombre pourraient s’investir dans ce suivi.
Dans l’idéal, il faudrait que ces personnes soient des entrepreneurs en activité, plutôt que des retraités, qui au bout d’un an ont perdu à peu près tout contact avec le monde de l’entreprise. Il s’agirait de consacrer quelques heures par mois ou même ne serait-ce que par trimestre à rencontrer le chef d’entreprise ou l’ensemble de l’équipe de l’entreprise, de façon éventuellement informelle, (coup de fil, déjeuner, etc.), pour parler non pas de la gestion de l’entreprise sur le plan économique, mais des questions éthiques. L’accompagnement offert par Autonomie et Solidarité a trop souvent porté sur la gestion ordinaire : est-ce que cela marche ? est-ce que vous faites du résulta ? pouvons-nous vous aider à trouver de nouveaux marchés ? Non seulement les entreprises peuvent facilement trouver des conseils et des aides sur ce type de sujet, mais l’économie solidaire n’est pas là pour servir de roue de secours.
Ce que les actionnaires d’Autonomie et Solidarité demandent, ce sont des entreprises qui développent la solidarité ; on a commencé par la solidarité entre les actionnaires et l’entreprise, mais il faut également songer à la solidarité entre l’entreprise et ses salariés, ses clients, ses fournisseurs, etc. De toute façon, J. Decool est convaincu que des entreprises solidaires fonctionnent également mieux sur le plan strictement économique, parce que cela donne plus de sens au travail de leurs salariés.
Regrouper ses forces
Pendant les premières années d’existence de la Caisse solidaire, Autonomie et Solidarité a fait preuve d’un certain attentisme, compte tenu des difficultés nombreuses du démarrage. Aujourd’hui, il faudrait que les deux organismes fonctionnent avec une plus grande synergie, et en incluant aussi les Cigales, qui sont bien développées dans le Nord, mais sont un peu « en panne de projet » ; faute de quoi, l’économie solidaire risque d’être rapidement marginalisée, dans la mesure où de plus en plus d’acteurs divers s’occupent aujourd’hui de la création d’entreprise : le nombre d’emplois créés grâce à l’action d’Autonomie et Solidarité et de la Caisse solidaire risque de devenir négligeable par rapport à l’ensemble. Le risque, pour Autonomie et Solidarité, est de se satisfaire de tout le travail déjà accompli, et de se contenter de « faire tourner la boutique » ; il faut aller de l’avant et avoir de grandes ambitions.
V - CHRISTIAN TYTGAT (9/03/01)
Bilan après trois ans
L’épargne
Côté épargne, c’est satisfaisant :
17MF la première année
23 MF cumulés la deuxième année
30 MF la troisième année
auxquels s’ajoutent les livrets d’épargne.
Deux surprises par rapport à Autonomie et Solidarité et par rapport au business-plan :
des montants moyens plus importants qu’on ne pensait (20.000 F pour les particuliers, fourchette de 1.000 à 800.000 ; 200.000F pour les personnes morales, fourchette de 10.000 à 7MF) : la différence a bien été faite entre la logique Cigales ou Autonomie et Solidarité (des actions à 500 F), vécus un peu comme du don, et une véritable épargne, qui concerne des sommes beaucoup plus importantes. En revanche, le nombre d’épargnants est faible : 500 particuliers seulement alors que 2000 à Autonomie et Solidarité ; la démarche n’est pas la même et n’est pas aussi facile ;
60% des particuliers ont demandé un taux 0 (quel que soit le montant de l’épargne), alors qu’un taux de 25% seulement était escompté, à l’image de ce qui se passe en Belgique (10% seulement pour les personnes morales, ce qui est normal).
Par rapport aux Cigales et à Autonomie et Solidarité, la façon de collecter a été la même ; la nouveauté, ce sont les personnes morales, une centaine, parmi lesquelles des comités d’entreprises, des syndicats, cinq des six universités de la région, des congrégations religieuses, des mutuelles, des entreprises régionales, des associations du secteur sanitaire et social : leur participation était impossible dans des structures de capital-risque. Dans chaque secteur, ce sont les institutions les plus innovantes qui ont pris ce risque ; désormais, forte de ces références, la Caisse va pouvoir essayer d’élargir le cercle, notamment à travers ses antennes locales.
Là aussi, une déception quand même : on aurait pu s’attendre à une ruée des associations, mais beaucoup d’institutions sont très marquées par les SICAV monétaires des années 80, avec des taux d’intérêt de 10 à 13% sans se poser de questions. En plus, décider de placer l’argent à 2% n’est pas une décision financière mais politique, donc il faut consulter l’ensemble du bureau et même convoquer un CA.
Les personnes morales représentent 60% de l’épargne. Au total, en matière d’épargne, la légitimité de la Caisse vient des épargnants particuliers, mais ce sont les personnes morales qui l’ont fait décoller.
Du côté des particuliers, 40% sont des retraités, qui ont plus de moyens qu’avant, n’ont pas connu le chômage, mais voient leurs enfants et petits-enfants confrontés à ce problème ; 40% sont des gens de plus de 40 ans, souvent cadres. Pour être épargnant solidaire, il faut être épargnant, il est donc normal que ce soient des personnes d’un certain âge qui soient concernées ; de plus, le sentiment de solidarité est plus fort qu’au niveau des jeunes générations. Il y a malgré tout quelques jeunes dans les 20% restant, par exemple quand ils ont reçu un héritage.
Pendant les deux premières années, le fait que l’épargne soit bloquée pour deux ans constituait un frein : certains avaient peur d’avoir besoin de l’argent entre temps ; d’autres ne disposaient d’une certaine somme que pour quelques mois. C’est pour cette raison qu’a été créé, avec le Crédit coopératif et le Crédit agricole du Pas de Calais, le « livret solidaire », rémunéré à 1%, sur lequel l’argent n’est pas bloqué. Ce livret permet de toucher davantage les jeunes et les milieux populaires.
L’optique est de diversifier les produits financiers (assurance-vie, Fonds Commun de Placement, Sicav…) pour créer peu à peu un réflexe épargne solidaire, comme il existe un réflexe « alimentation bio », sachant que plus large sera la gamme, plus la demande augmentera (certains épargnants voudront avoir « tout en solidaire ») et qu’en principe, une fois que les gens sont devenus épargnant solidaires, ils le restent.
[Et qu’en est-il des actionnaires de la Caisse : sont-ils nombreux pour des montants faibles, peu nombreux pour des montants importants ? Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Leur démarche est-elle la même qu’à Autonomie et Solidarité, ou différente ?]
Le crédit
Chaque année la Caisse reçoit environ 2.000 demandes, souvent par téléphone, de personnes qui veulent créer leur entreprise et demandent un prêt : cela prouve bien qu’il existe une demande et que les gens ont réellement du mal à obtenir des prêts des banques classiques.
Ces personnes sont orientées vers des réseaux, qu’elles ont l’obligation de consulter avant d’obtenir un prêt ; le dossier doit ensuite passer devant le comité d’engagement ; les personnes doivent ensuite trouver une caution personnelle dans leur environnement ; il faut enfin identifier un fonds de garantie. Tout cela entraîne une déperdition : les 2000 demandes annuelles ont abouti, sur les trois ans, à 800 vrais dossiers, et à 300 décaissements seulement.
[800 et 300, c’est bien sur l’ensemble des trois ans, et non pas une moyenne annuelle ?]
Une partie des personnes abandonne le projet ; une partie obtient finalement un accord des banques classiques et préfère emprunter auprès d’elles car c’est moins cher ; pour une partie enfin, il n’est pas possible de trouver de fonds de garantie, même si c’est de moins en moins fréquent.
La première année, l’objectif était d’atteindre 100 crédits ; la Caisse a accordé 120 autorisations, mais seulement 76 prêts ont pu être accordés car pour 44 dossiers il n’avait pas été possible de trouver de fonds de garantie.
Les difficultés venaient par exemple des interdits bancaires, que la Caisse accepte sous certaines conditions, alors que les fonds de garantie les écartent systématiquement. Les choses ont changé à partir de 1999, quand la Caisse a obtenu de l’IDES une ligne de garantie de 10MF d’en-cours, pour des crédits allant jusqu’à 80.000 F et concernant des chômeurs créateurs ou bénéficiaires des emplois ; ce fonds garantit 70% du prêt et la décision est prise par le comité d’engagement de la Caisse lui-même. Peu à peu les fonds de garantie classiques se sont montrés plus coopérants, et de nouveaux fonds de garantie ayant d’autres critères que les fonds classiques ont été créés (le Fonds de garantie du Conseil général du Pas-de-Calais, le Fonds de garantie des Femmes, et France Active, qui dépend de la Caisse des Dépôts).
La situation s’est donc nettement améliorée en ce qui concerne les garanties pour les créations d’entreprises ; en revanche tout reste à faire en ce qui concerne les prêts aux associations. Selon Christian Tytgat, il manque encore un fonds de garantie réellement dédié à l’économie solidaire, et concernant toutes les activités : non seulement la création d’entreprise mais les associations, non seulement les prêts à terme mais les fonds de roulement, etc.
Par rapport aux objectifs initiaux, l’attribution de crédits a évolué sur deux aspects.
Au départ, les associations ne pouvaient recevoir que des crédits relais (des prêts leur permettant d’attendre le versement des subventions) ; peu à peu, il est devenu possible également de leur proposer du crédit d’investissement et de fonds de roulement, mais toujours avec une grande réticence des fonds de garantie.
[Sur quoi repose cette réticence ? Simplement le fait que les associations n’ont pas de capital ? Elles peuvent cependant avoir des biens propres ?]
Cette ouverture vers les associations est destinée à compenser le prêt aux créations d’entreprise, qui est plus risqué et ne permettrait pas de pérenniser la caisse, à moins de pratiquer une sélection très élitiste des dossiers, ce que font les banques classiques et qui n’a pas de sens pour la Caisse.
[Peut-on avoir plus de précisions sur les associations qui pourraient être intéressées par les prêts de la Caisse : beaucoup d’associations ont d’ores et déjà des relations bien établies avec les banques : elles génèrent des revenus, emploient des salariés, peuvent être tout aussi « rentables » que des entreprises, et n’ont donc aucun problème à trouver des banques classiques, sauf dans leur phase de création ; s’agira-t-il d’associations en cours de création, qui, comme les chômeurs créateurs d’entreprises, auront du mal à trouver des prêts, ou d’associations qui, comme les entreprises solidaires, feront le choix délibéré de recourir à la Caisse ?]
Dans le même esprit, le CA a décidé en 99-00 de proposer aux entreprises de l’économie solidaire de plus de trois ans des crédits de fonds de roulement ; il s’agit de crédits ordinaires, que ces entreprises pourraient en général obtenir auprès des banques classiques, mais qu’elles demandent à la Caisse dans un esprit de solidarité et de cooptation réciproque.
Les plates-formes d’initiative locale, qui se sont largement développées depuis l’époque de la création de la Caisse, lui font une concurrence importante, puisqu’elles offrent des prêts sans caution, à taux zéro, et apparaissent ainsi comme « plus solidaires », bien qu’ils reposent uniquement sur des subventions.
Après trois ans d’expérience, il paraît clair qu’un établissement de crédit qui ne fonctionnerait qu’avec des comptes à terme bloqués deux ans et du crédit dédié à la création d’entreprise ne serait pas pérenne ; il faut donc enrichir la formule.
[L’idée selon laquelle la politique « des trois tiers » permettra d’atteindre l’équilibre repose-t-elle sur une analyse financière précise ? Sur quels arguments est-elle étayée : les produits vendus seront-ils plus chers ? moins risqués ? est-ce une question de volume ?]
La Caisse s’est fixé pour objectif d’atteindre l’équilibre économique en 2002 (compte tenu du fait qu’elle a été créée en 1997 et que les crédits durent cinq ans), ce qui lui donnera une plus grande autonomie de décision et de gestion. Mais si elle n’y parvient pas, Christian Tytgat estime qu’il ne serait pas choquant qu’elle bénéficie de subventions, dans la mesure où chaque fois qu’un chômeur retrouve un emploi, l’Etat n’a plus à payer ses indemnités ni ses charges sociales – et d’autant que cette aide est accordée à de très nombreux organismes qui rendent le même service, même si cela ne passe pas par le même métier.
[Puis-je avoir les chiffres exacts : on est plutôt près ou plutôt loin de l’équilibre financier ?]
A cet égard, la Caisse est complètement atypique dans le paysage européen, puisqu’elle est la seule à exercer simultanément deux métiers généralement séparés : la microfinance (ou crédit à risque) qu’elle exerce dans le cadre de la loi bancaire, et non dans un dispositif subventionné comme l’ADIE, qui ne récolte pas d’épargne ; la finance de l’économie solidaire, alors que les autres banques éthiques ne prennent en général pas de risques (sauf des risques de filières). De plus, elle intervient à un niveau régional, et s’oriente même vers un travail de plus grande proximité encore, alors que les autres institutions sont nationales ou européennes.
Pas de surliquidité ?
La Caisse emploie toute l’épargne dont elle dispose, compte tenu des provisions et des ratios de liquidité auxquels elle est soumise, d’autant qu’elle est en croissance et qu’elle doit donc anticiper sur son développement ; elle a décaissé en tout 30 MF (dont une partie a déjà été remboursée [chiffre de l’en-cours à préciser : combien d’argent est actuellement prêté par rapport à l’épargne disponible]) sur 40 MF d’épargne au total. L’épargne qui n’est pas prêtée est placée au Crédit coopératif sur des obligations d’Etat. Actuellement, elle est rémunérée à 5% alors qu’elle coûte entre 0 et 2% à la Caisse et que celle-ci consent des prêts à 6% ; cette épargne contribue donc efficacement à l’équilibre financier.
[Faut-il comprendre que le souci de mobiliser davantage d’épargne, notamment via les antennes de proximité, est destiné à augmenter les revenus « sûrs », plutôt qu’à répondre à une demande croissante de crédits ?]
Les antennes de proximité
Le business-plan prévoyait la création d’une antenne à Lens ou à Valenciennes au bout de cinq ans, et d’une seconde antenne au bout de dix ans. Mais plusieurs constats ont été faits : autant les emprunteurs se déplacent jusqu’à Roubaix, autant les épargnants ne font pas forcément cet effort ; or s’il y a toujours des épargnants qui procèdent par courrier et par téléphone, d’autres ont envie de venir sur place se rendre compte par eux-mêmes et voir s’ils peuvent avoir confiance dans l’établissement auquel ils vont remettre leur épargne. Par ailleurs, il y a davantage de risque d’erreurs de diagnostics sur des emprunteurs qui créent leur activité dans une zone moins connue à la Caisse parce que moins proche.
La Caisse a donc décidé d’anticiper la date prévue, et même de créer 8 antennes d’ici 5 à 7 ans, en calculant qu’il devait être possible, sur une population de 400.000 personnes, de dégager une épargne solidaire de 15 MF et d’accorder 10 MF de crédit en 5 ans, soit 20 projets de 100.000 F par an. [Remarque du groupe « Microfinance et liens sociaux » : les antennes sont une excellente idée, mais 400.000 personnes, cela paraît encore beaucoup trop important pour provoquer de vrais réflexes de solidarité ; ne faudrait-il pas inventer des systèmes encore beaucoup plus « micro », du type des réunions dans les cuisines et les arrière-salles de café organisées par le Crédit Agricole dans les années 50 ?]
L’élément déclencheur a été l’opportunité de recourir à des emplois-jeunes, qui avaient également été utilisés pour le développement des Cigales, et permettent de compenser l’investissement préalable nécessaire pour lancer l’opération. La durée des emplois-jeunes, cinq ans, paraissait idéale pour structurer et solvabiliser les emplois créés. Comme en principe les emplois-jeunes sont réservés aux associations ou aux collectivités locales, mais que cette mesure correspondait bien, dans l’esprit sinon dans la lettre, aux besoins et à la démarche de la Caisse, une solution a été trouvée : elle consiste à passer par des associations locales dont l’objet social est le développement local, la lutte contre l’exclusion, la création de projets d’économie solidaire ; ces associations signent une convention avec la Caisse et prennent à leur copte les emplois-jeunes.
En mars 2001, il existait 3 antennes, à Lens (association « Droit au travail »), Valenciennes (boutique de gestion) et Calais (association « Finance solidaire de Calais » ??? qui regroupe la Caisse solidaire, l’ADIE, la plate-forme d’initiative locale et le fonds de garantie du Pas-de-Calais).
Mais à la même époque, le dispositif était plutôt décevant, car les emplois-jeunes ne semblent pas adaptés à ce type de mission. Le fait que la personne dépende de la Caisse mais soit payée par une association crée une certaine « schizophrénie » et pose des problèmes sur des points concrets comme les 35h, les congés, etc. L’idée d’embaucher des jeunes pour « préparer la relève » pouvait paraître séduisante, compte tenu de l’âge moyen des personnes qui travaillent à la Caisse, et compte tenu du fait que pour le moment il s’agit d’une association entre des personnes venues de l’économie solidaires et de personnes venues de la banque ou des entreprises classiques, que cela crée des tensions et qu’il faudrait parvenir à créer une génération de responsables formés directement au métier de banquier solidaire ; mais il n’est pas évident de trouver des candidats convenables. En principe, le vivier de recrutement pourrait être le DESS d’Economie solidaire de Valenciennes, créé en 95-96 [à préciser], qui réunit une vingtaine de personnes, mais ces dernières ont beaucoup d’autres possibilités de débouchés, à commencer par le fait de créer une entreprise solidaire ou travailler dans une collectivité locale.
[Suggestion du groupe « microfinance et liens sociaux » : apparemment, l’ADIE parvient à recruter des gens très motivés avec un excellent bagage (HEC ?)]
Une difficulté majeure vient de la rémunération : les emplois-jeunes sont payés au SMIC, auquel s’ajoute un intéressement, avec des exigences fortes, puisque la Caisse leur demande de trouver 3 MF d’épargne par an et 20 dossiers de crédit, dans des conditions difficiles : ils se retrouvent seuls sur un territoire alors qu’il s’agit souvent de leur premier emploi ; ils doivent nouer des contacts avec des réseaux qui commencent souvent par être méfiants et les « testent » en leur envoyant pour commencer des dossiers médiocres ; ils doivent mener de front la recherche d’épargnants et d’emprunteurs alors qu’à la caisse, ce sont des métiers différents. De plus, les jeunes ont une mobilité très importante, et la plupart changent d’activité après un an au maximum.
C’est ainsi qu’à Valenciennes, se sont succédé une personne pendant dix jours, une autre pendant trois mois, une troisième pendant quinze jours, puis plus personne. A Lens, une personne qui ne travaillait qu’à temps partiel car elle préparait son DESS d’économie solidaire, n’a tenu qu’un an, alors même qu’elle avait tenu ses objectifs en termes de crédit et d’épargne ; mais elle a été recrutée par une boutique de gestion où elle a vu son salaire doubler.
Beaucoup de questions restent donc posées, même si d’emblée il semble clair qu’il faut songer à des meilleurs salaires et un meilleur intéressement : faut-il recruter au niveau national des jeunes extrêmement motivés (passer des annonces dans Libé pour essayer d’avoir des personnes qui hésitent entre une mission au Mali et une mission dans le Nord, des gens qui cherchent des emplois dans l’humanitaire), chercher localement des personnes bien intégrées dans le tissu social de leur ville, chercher plutôt des personnes expérimentées et qui inspirent davantage confiance aux épargnants, recourir à des bénévoles… Une autre solution consisterait à ce que les personnes soient hébergées par des banques classiques ; ce sera peut-être le cas dans la future antenne de Dunkerque, avec la Société générale ou la Caisse d’épargne.
Inventer le métier de banquier solidaire
Selon Christian Tytgat, la Caisse n’a pas encore réellement inventé le métier de banquier solidaire. Pour cela, il faudrait parvenir à ce que les emprunteurs, eux aussi, soient solidaires, ce qui n’est pas le cas actuellement : il n’y a pas beaucoup de retour de leur part à l’égard de la Caisse ou des épargnants. Christian résume la situation dans une formule choc : quelqu’un qui est aux abois se préoccupe uniquement de trouver de l’argent, et dans ce cas-là, « l’argent n’a pas d’odeur : il y a les cons qui vous en donnent et les salauds qui ne vous en donnent pas ».
Par rapport à l’emprunteur, la Caisse a parfois une image de banquier comme les autres en plus cher et en plus minable (pas de hall en marbre) ; de banque régionale donc subventionnée, et par conséquent il ne faut surtout pas rembourser l’emprunt ; lorsqu’elle exigera malgré tout ce remboursement, elle apparaîtra comme moins solidaire que les structures qui accordent des prêts d’honneur qu’on ne rembourse pas.
Pour l’instant, il y a un fossé entre les épargnants, qui sont solidaires, et les emprunteurs, qui prennent l’argent et disparaissent. Comment établir un lien entre eux, mais aussi entre épargnants et entre emprunteurs ? Faut-il le faire autour des antennes, faut-il créer des clubs de chefs d’entreprise, avec éventuellement même des avantages-club, des réseaux de solidarité entre entreprises ?
[Le groupe « Microfinance et liens sociaux » fait une distinction entre entraide, qui suppose la réciprocité, ou mutualisme, et solidarité, qui suppose précisément qu’il n’y a pas de réciprocité. Il ne paraît pas particulièrement choquant que la Caisse, comme son nom l’indique, soit « seulement » solidaire ; c’est son choix, et s’il en était autrement, il s’agirait d’une mutuelle.]
Il paraît difficile de contraindre les emprunteurs à épargner, ce qui contribuerait davantage au lien : on leur demande déjà de prendre une part de capital ; de payer les frais de la garantie ; de payer le crédit un peu plus cher qu’ailleurs ; d’apporter 30% de caution personnelle…
Au moment où le prêt est accordé, les emprunteurs se font expliquer en détail ce qu’est la Caisse, d’où viennent les fonds, pourquoi il est important de les rembourser ; mais ils ne sont pas en situation d’entendre tout cela.